30 ans d’enquêtes ethnographiques en entreprises
Comment caractériser les liens sociaux en entreprise dans un contexte de détérioration de la tolérance ?
David Courpasson propose d’interroger notre rapport individuel et collectif aux nouvelles formes de violences, les liens entre vie personnelle et travail, la remise en cause de l’autonomie professionnelle.
Atelier ouvert favorisant la prise de hauteur et la réflexion commune. Une « carte blanche » est proposée à un grand chercheur afin d’éclairer une problématique. Un dialogue s’engage avec notre communauté pour définir le cadre de nos engagements futurs.
Cet atelier s’inscrit dans l’axe de travail n°1 « Vivre l’entreprise humaniste » (Voir 3 axes de travail pour 3 enjeux)
David Courpasson, sociologue, est Professeur à EMLyon Business School et à l’Université de Cardiff. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés au monde du travail et de très nombreux articles. Ce chercheur engagé et passionné est reconnu internationalement dans la communauté académique pour ses publications dans des revues internationales de premier plan (il a été éditeur en chef de la revue Organization Studies). Par ses travaux sur les résistances, il a notamment modélisé des formes originales de solidarités collectives et productives (Résistance des cadres et managers).
La thématique choisie pour son intervention est tirée de 30 ans d’enquêtes ethnographiques en entreprises, dans les réalités contemporaines du monde du travail.
Qu’est-ce qui se joue dans nos organisations ? Influencent-elles la vie des gens ?
Nous avons demandé à David d’interroger notre rapport au travail, et aux autres, sur la base de son dernier ouvrage Cannibales en costume. Enquête sur les travailleurs du XXIème siècle (2019 – François Bourin éditeur).
Ces analyses ont pour ambition de questionner les membres des AEH sur leurs pratiques et ce qui rend nos organisations vulnérables. Le dialogue qui s’est engagé doit aider notre communauté à alimenter le cadre de notre engagement futur.
« De Germinal à Google, progrès social ou déshumanisation ? »
La réponse à cette problématique peut paraître évidente à une époque où les entreprises se disent toujours plus libérées et responsables. Il semblerait que les usines sombres et austères de Taylor aient laissé place à des entreprises rutilantes au visage humaniste qui ont fait du travail un espace où il fait bon vivre. Pourtant à mesure que l’on interroge l’intimité de nos relations au travail, la réponse devient plus complexe. Que dire, en effet, de l’esprit de prédation qui règne aujourd’hui dans certains milieux professionnels ? Que dire de la dégradation de l’ethos des métiers ? Que dire enfin de l’érosion du désir de solidarité et, plus largement, de toutes les formes d’indifférence qui affaiblissent notre rapport à l’autre en entreprise ?
Tels ont été les interrogations posées. Le tableau dépeint du monde du travail est sombre. Afin de d’interroger l’auditoire des AEH dans l’illustration d’une entreprise humaniste ou « simplement humanisée », David Courpasson propose de faire
l’inventaire de lieux où le dilemme entre humanisation/déshumanisation est le plus saillant.
Mettre en lien germinal à Google constitue-t-il une provocation ? Il s’agit de mettre le soupçon sur le fait que « nous serions passé d’une société du travail grise, sale, pleine de fumée et de subordination, à la société du travail heureux. Une société claire, transparente et bienveillante. Le bonheur serait l’affaire de l’entreprise. » Cette vision est largement contredite par 30 ans d’expérience en entreprises dans lesquelles « l’autorité est devenue souriante mais elle n’en est pas moins restée violente. »
Le propos se concentre alors sur le contexte anthropologique dans lequel nous vivons. L’analyse s’appuie sur les travaux du sociologue Zygmunt Bauman qui a théorisé le concept de « société liquide », dans laquelle les relations humaines deviennent flexibles plutôt que durables, face au flux continu de la mobilité et de la vitesse.
David Courpasson constate que « nous sommes dans un état d’instabilité permanent. Nos vies sont marquées par le provisoire, l’idée que tout semble accéléré et soudain. Nous sommes dans un monde liquide parce que nous ne ne contrôlons rien. L’idée de destinée se liquéfie. On ne prédit rien, on voit les choses arriver. »
Nous assistons au passage de « l’époque du job for life, à une culture de la précarité, du provisoire et de l’incertain. »
Qui peut alors tirer profit de ce contexte ?
« Du point de vue de la parole libérale, cela rend le futur ouvert, le champ des possibles infini et excitant pour ceux qui peuvent assumer économiquement cet état d’instabilité ou en faire la trame de leur existence ». En revanche, les autres (90%) n’auront pas les moyens de faire face à cette insécurité. La solitude s’impose à ces individus « qui se trouvent sans protection, parce que les collectifs traditionnels de l’appartenance, qui nous protégeaient, ont tous fondus. »
Ce qui fait de l’entreprise un lieu humanisé tient aussi à la confiance accordée aux professionnels. « Comment arrêter le grignotage constant de l’autonomie professionnelle ? » David Courpasson dénonce une croissance exponentielle de la bureaucratie, des fonctions support qui « privent les gens de métier de l’autonomie dans la réalisation de leurs tâches. Qui les déconnectent de leur cœur de métier en les harassant de taches périphériques. »
« Une lutte fratricide qui s’exacerbe entre les gens de métier ou de terrain (ceux qui font le vrai job) et les gens d’en haut, du siège, des fonctions supports créées par le management. Les fonctions wébériennes qui visent à contrôler le travail des autres. »
Face à cette réalité, il est vain de nous interroger sur la définition d’un travail bien fait. La conception du temps requis pour bien faire les choses ? Une éthique de la qualité ? Nous assistons à la suppression du métier comme éthos professionnelle et collective.
Un individu de plus en plus isolé, qui doit gérer seul son angoisse de la perfection, au prix d’une culpabilité intériorisée. Cela se traduit par une montée en puissance « de la réussite obligatoire qui se nourrie d’une fureur calculatoire dans les organisations. Une obsession de prouver sans cesse sa valeur » quitte à « être capable de vendre n’importe quoi, à falsifier des origines de produits, etc. » « On chiffre son travail, on se compare, on se mesure en permanence. »
Cet isolement croissant de l’individu alimente à son tour une culture du lien social dégradé, « car on polarise de l’attention sur soi et sa réussite. Nous n’avons plus de temps à accorder à l’entraide. La générosité, cela réclame du temps. »
Divers tournants idéologiques s’opèrent dans cet étiolement du collectif. Celle d’une individualisation des rapports du collaborateur avec l’organisation et son manager (« l’entretien d’évaluation, par exemple, peut illustrer cette réalité »). Dans certaines entreprises contemporaines nous sommes passé du paternalisme à la prise en charge bienveillante de la vie intime des gens : « il faut les délester des soucis du privé, afin qu’ils soient dédiés totalement à la vie professionnelle. On s’occupe de leur santé, de leur bien-être, de leurs loisirs et de leur bonheur. »
Cela conduit naturellement une dépossession de la vie privée. Le travail s’introduit dans la tête et la vie des gens. « Nous assistons à l’enveloppement sournois de l’existence par le travail. Certains parlent de sleep working – dormir en travaillant. On est habité, possédé par son travail, capturé jour et nuit par sa tâche. » Au prix de l’amoindrissement de sa vie sociale.
Terence et Raphaël interpellent David Courpasson
Terence Boudraoui et Raphaël Convers qui viennent de rejoindre les AEH sont des Philosophes-consultants. Ils ont fondé en 2019 l’entreprise DesCartes en main qui aide les organisations à se réapproprier le sens de leurs actions grâce aux ressources de la philosophie pratique et de l’éthique appliquée au monde du travail.
Terence et Raphaël réaliseront régulièrement des « points philosophique » dans les ateliers des AEH.
En introduction de cet évènement, nous leur avons demandé de réagir au travail de David Courpasson dont ils se sont imprégnés au préalable. En voici les temps forts.
Si le monde du travail se déshumanise au point de devenir, à certains égards, « anthropophage » (cf. Courpasson, D. (2019). Cannibales en costume. Enquête sur les travailleurs du XXIème siècle), n’est-ce pas moins le fait d’un système décadent que celui d’une multitude de travailleurs qui, chacun à leur échelle, alimentent le carnage social ?
– Banalité du mal : Pour Annah Arendt, le mal est toujours symptomatique d’une démission de la pensée. Avant de se systématiser à l’échelle d’une organisation humaine, et en l’occurrence d’une entreprise, le mal est d’abord le fait de personnes tout à fait banales qui, à un moment donné, ont arrêté de s’interroger sur la finalité de leurs actes (cf. Arendt, H. (1963). Eichmann à Jérusalem) ;
– Indifférence : L’entreprise n’est pas épargnée par ce manque de questionnement éthique. Il suffit d’observer les nouvelles formes de violence (intimidation, mobbing, violence éthique, etc.) qui sévissent travail dans une indifférence de plus en plus généralisée. Cette indifférence traduit non seulement une insensibilité quant au sort de l’autre mais aussi une pseudo-neutralité derrière laquelle se cache une incapacité à émettre un jugement éthique vis-à-vis de la situation dont on est témoin ou acteur. Comme le souligne le philosophe Jean-Jacques Wunenburger, l’indifférence, parce qu’elle conduit le plus souvent à l’inaction et au silence, favorise la réalisation du mal. Elle constitue déjà un choix lourd de sens. Si bien que dans la vie, « il ne suffit pas de ne rien faire pour être innocent. On ne peut toujours se contenter de fermer les yeux et de tourner le dos pour avoir les mains propres. » (cf. Wunenburger, J. J. (1994). L’indifférence, forces et faiblesses)
Le manque de réflexion éthique dans les entreprises trouve plusieurs explications :
– Accélération croissante des processus d’automatisation des tâches au travail :
Une automatisation à double visage qui tend, d’une part, à remplacer l’homme par des machines avec le développement de l’intelligence artificielle et, d’autre part, à faire de l’homme lui-même une machine, un automate, qui recrache bêtement des process dans un langage administratif toujours plus vide de sens et ce jusqu’à épuisement des batteries (burn out, désengagement professionnel, etc.) ;
– Mécanismes d’auto-persuasion : L’auto-persuasion, nous y avons recours, consciemment ou inconsciemment, pour nous adapter à un environnement professionnel que l’on sait hostile. Nous déformons certains aspects de la réalité pour nous persuader du bien-fondé de nos actions. Ces mécanismes de pensée peuvent également être analysés sur le terrain de la psychodynamique du travail, où ils sont plus volontiers définis comme des stratégies défensives (Desjours, C. (1998). Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale) en réaction à une souffrance éthique de plus en plus prégnante en entreprise (dilemmes récurrents, culpabilité, sentiment de tiraillement, haine de soi, etc.) ;
– Manque de temps : Il est parfois difficile de penser dans un environnement où le travail time avec efficacité et où les décisions doivent être prises avec toujours plus de célérité. C’est là une contradiction dont l’homme moderne s’est fait prisonnier dans son rapport au temps. En effet, alors que la modernisation entendait libérer l’homme d’un certain nombre de contraintes temporelles grâce au progrès technique, l’expérience que celui-ci fait du temps lui laisse depuis lors « le sentiment que tout s’accélère » nous explique le sociologue Harmut Rosa. (cf. Rosa, H. (2010).
Accélération. Une critique sociale du temps). Si bien que depuis la modernisation, nous n’avons jamais eu autant l’impression de manquer de temps alors que nous en gagnons toujours davantage.
En dépit des obstacles qui viennent d’être évoqués, il serait bien défaitiste de soutenir que le travail implique de facto un renoncement à la pensée. Qui plus est pour une entreprise humaniste. On l’aura compris, s’interdire de penser au travail, c’est prendre le risque de vider le travail de son sens. Pour rendre le monde du travail plus humain, commençons donc par y réhabiliter la pensée. Si cette perspective était largement partagée par les différents participants, des interrogations subsistaient quant à sa mise en oeuvre. En effet, encore faut-il que les outils adéquats soient mis à disposition des travailleurs, quel que soit leur niveau hiérarchique, pour qu’ils apprennent ou réapprennent à penser. La philosophie pratique est ici d’un grand secours. Outre la méthode, il est également indispensable que chacun s’autorise une pensée libre et autonome, notamment lorsqu’un dilemme se présente. Enfin, il est de la responsabilité des décideurs de faciliter l’émergence d’une culture de la pensée, basée sur le dialogue, le questionnement et la recherche d’identité commune.
Autant de pistes de refondation que nous tâcherons d’explorer au cours des prochains ateliers.
Quelles pistes de travail allons-nous engager ?
Un temps d’échange a été l’occasion de travailler ensemble sur des voies possibles d’action face aux constats de David Courpasson. Quelles nouvelles interrogations pour un entrepreneuriat humaniste ? Tel était le propos du débat avec des participants aux profils variés (salariés, entrepreneurs, chercheurs, décideurs, étudiants).
Parmi les éléments les plus débattus, il convient de retenir :
Bien que certaines voix se soient élevées, en contre-point, pour une prise en compte différenciée de ces réalités dans les PME/TPE, les échanges restaient sensibles aux constats liés à la dégradation du dialogue social, à l’effacement des gens de métier et à la détérioration de l’autonomie professionnelle dans le management contemporain (des « souffrances qui peuvent s’appliquent aussi aux entreprises sociales »).
Les AEH lancent un cycle d’ateliers pour apporter des réponses concrètes
Ces nouvelles propositions tiennent compte de nombreuses demandes de nos membres : le développement d’une gamme d’ateliers qui favorisent la transformation et le transfert de solutions pratiques dans l’entreprise. Dans le souci de favoriser la personnalisation des solutions et l’échanges entre pairs (inter-organisations), ces ateliers sont limités à 10 personnes.
Quatre thématiques seront proposées en 2021 :
1/ Un cycle d’ateliers pour vous vous aider à préciser la raison d’être de votre entreprise au service de votre contribution économique et sociétale.
Un parcours expérimental et payant (9 séances – de janvier à décembre 2021) est proposé à un groupe d’une dizaine de personnes. Il a pour objectif d’aider nos membres volontaires à définir concrètement leur raison d’être et de la mettre en œuvre. Ce parcours propose d’apporter des outils de mise en pratiques autour d’animateurs experts
(Pour plus d’information – Comment s’inscrire ?)
2/ L’autonomie, au risque de l’isolement ?
Développer l’autonomie de ses collaborateurs dans un contexte de distanciation physique, et tisser de nouveaux liens managériaux.
L’évolution des conditions de travail liées au COVID-19 vous conduit à revisiter les modalités d’autonomisation et la responsabilisation de vos équipes. La distanciation physique et le télétravail, conduisent parfois à une rigidification des relations interpersonnelles, comme des dynamiques collectives.
Comment traiter ces questions dans une visée humaniste ? En prévenant les risques d’isolement des individus (dirigeants, managers ou collaborateurs). En renforçant des relations d’équipes harmonieuses dans l’entreprise.
(Pour plus d’information – Comment s’inscrire ?)
3/ Ralentir pour mieux agir ensemble
Aider les dirigeants à prendre du recul sur l’année 2020, une période inédite de remise en question. Et si cette expérience s’imposait comme une chance de refondation ?
Comment élargir sa prise de conscience sur ce qui est en train de changer dans l’organisation du travail (à distance/présence), le management de vos équipes (contrôle/confiance) et votre rôle de dirigeant ? Un ralentissement opportun pour mieux agir ensemble ?
4/ De nouvelles pratiques du dialogue dans l’entreprise
Des ateliers ouverts
Par ailleurs, et dans la tradition des AEH, des ateliers « ouverts » sur ces thématiques seront proposés à l’ensemble des membres des AEH. Ils nous permettront de faire le point collectivement, dans le souci de partager l’état de nos recherches et des expérimentations engagées.
A lire
David COURPASSON (2019) Cannibales en costume. Enquête sur les travailleurs du XXIème siècle (François Bourin éditeur).
A visionner
VIDEO – Les cannibales en costume (David Courpasson)
www.france24.com › 20191127-monde-du-travail-une-m…
David Courpasson France 24, entretien de l’intelligence économique … du livre « Cannibales en costume … 27 nov. 2019